Toujours à propos de l’habillement dit « adéquat »

Le 28 juin, je publiais ici un article à propos de l’« habillement adéquat ». J’y posais cette question : « Est-ce vraiment trop demander que de couvrir les zones réputées sensibles par notre culture, si arbitraire que soit le choix de ces zones ? Le respect dans une relation quelle qu’elle soit, ne commande-t-il pas de se donner, de part et d’autre, de l’un à l’autre, des images faciles à accepter, à “digérer” ?»

Une amie bien plus jeune que moi (elle a 37 ans alors que j’en ai 69), à qui j’avais partagé cet article, m’a répondu en m’envoyant l’article que voici. M. Stéphane Koch, un enseignant, y défend les thèses suivantes (je résume, bien sûr) :

1) « Quand on qualifie une tenue de provoquante ou de sexy, c’est juste une interprétation personnelle et égoïste.» Pas d’accord : c’est une interprétation culturelle.

2) Ce n’est pas vêtement (sic) qui est au cœur du problème, mais plutôt cette forme de représentation mentale, construite par notre cerveau conditionné ». Entièrement d’accord. Sauf que je ne vois pas comment on pourrait imaginer un être humain dont le cerveau ne construise pas de représentations mentales…

3) « Il est […] très important de déconstruire ces schémas mentaux ». D’accord aussi, si l’on donne à « déconstruire » le sens d’« expliciter », « rendre conscients ».

Me sentant assez divisé sur cet article, pris entre adhésion et malaise, j’ai proposé d’en débattre à mes collègues de FormAction : Chantal Furrer, Fernand Veuthey et Jérémie Schaeli. De manière intéressante, je relève qu’au départ, Jérémie (40 ans) partageait plutôt le point de vue de ma jeune amie Stéphanie, tandis que Chantal (56) et Fernand (62) étaient plutôt de mon avis. L’influence de la génération semble donc claire… même s’il est dangereux de tirer des généralités à partir de 5 personnes !

Une heure de débats nous a toutefois permis d’unifier nos visions. Que je vais tenter de résumer ici.

  • L’habillement est un message.  Comme dans tout système de communication, ce message a un émetteur (la personne qui choisit tel ou tel habillement), un récepteur (la personne qui voit l’émetteur) et un contexte (la situation sociale dans laquelle le message est produit.
  • Chaque personne, du moins les adultes, est en principe consciente de ce qu’implique un contexte donné : on s’habille différemment pour une fête privée que pour une réception officielle, pour la plage que pour le bistrot, pour le travail de tous les jours que pour un entretien d’embauche… Chaque contexte a ses codes (qui relèvent bien sûr aussi de la société où cela se passe, ainsi que de l’époque), codes que toute personne choisit de suivre ou de transgresser.
  • Elle les suivra si elle a envie de se conformer, voire de passer inaperçue. Elle les transgressera si elle souhaite montrer son originalité, ou sa différence, ou son indifférence par rapport à la situation et aux autres sensibilités présentes, ou encore pour qu’on la regarde – ou que certains types de gens la regardent. C’est un choix – et nous prônons la liberté de choix, tant qu’il ne fait pas violence à autrui.
  • Puisque nous souhaitons la liberté de ce choix, nous nous opposons à toute interdiction ou obligation relative à la tenue vestimentaire, sauf bien sûr là où entre en jeu la sécurité (gilet de sauvetage, gants de protection…) Que ce soit dans les écoles ou dans la rue, au parc ou au restaurant.
  • Lorsqu’une personne est dérangée par la tenue d’une autre, nous souhaitons qu’elle ose le dire, et qu’elle accepte d’écouter. Autrement dit : qu’une discussion s’établisse entre les deux, sans rapport de force ou d’autorité. En sortira… ce qu’il en sortira !
  • (Ajouté en novembre 2021 suite à discussions) Face à un enfant trop jeune pour évaluer correctement l’aspect contextuel du sujet (voir ci-dessus la 2e pastille), c’est justement la tâche de l’adulte d’amener cet aspect, d’y rendre l’enfant conscient et attentif. Point important, l’adulte a alors la responsabilité d’offrir ses clés de lecture de manière ouverte et non comme des règles absolues qui auraient été transgressées.
  • Ainsi, on évitera de faire porter l’entière responsabilité de la tension liée à cette situation, soit à la personne dont l’habillement choque (en codifiant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas), soit aux personnes que telle tenue vestimentaire dérange (en disant comme M. Koch qu’« il n’y a qu’à » déconstruire ses représentations). Responsabilité partagée, parce que responsabilité sur une relation et que toute relation, par définition, engage plusieurs personnes !
  • Ajoutons que nous sommes frappés par le biais de genre presque systématique dans les discussions et les articles sur ce thème : Il n’y est question que des seins, des fesses ou des ventres des femmes ; les hommes ne sont décrits que comme victimes de provocations visuelles… Il est symptomatique qu’un établissement scolaire, par exemple, « légiférant » sur ces trois parties du corps des élèves filles, se contente par contre d’interdire aux garçons… le port d’une casquette ! Ce biais aussi prouve que le problème est hautement subjectif, et que cette subjectivité est fonction de notre culture, et en l’occurrence du sexisme de cette culture.

Résumons : l’habillement (et l’on pourrait y ajouter la coiffure, etc.) est un message, une communication. Ce message participe d’une relation entre un émetteur et un (ou plusieurs) récepteur(s), dans un contexte donné. Il peut être agréable à l’ensemble des personnes concernées, ou désagréable à certaines d’entre elles. Auquel cas nous convions ces personnes à communiquer leur malaise, à l’expliciter plutôt qu’à juger, à chercher des solutions consensuelles plutôt qu’à interdire. Il s’agira donc de – pardon pour le jargon – métacommuniquer sur un acte de communication.

Ainsi le monde sera un petit peu moins violent…

Morges, le 7.9.2021 / Philippe Beck

3 thoughts on “Toujours à propos de l’habillement dit « adéquat »

  1. Cher Philippe,
    Je peux me rallier à l’essentiel de ce qu’expose et propose ton (votre) texte. J’aimerais cependant y ajouter les quelques réflexions suivantes.
    • Outre sa dimension fonctionnelle, l’habillement (et plus généralement l’apparence qu’on se donne) est certes un message, mais aussi un acte social et politique, un moyen de revendiquer une appartenance, de s’identifier à des valeurs, de se rallier à une société ou à un groupe. Il est compréhensible que les écoles, qui servent aussi de théâtres des constructions identitaires, et sont responsables d’arbitrages concrets au quotidien, tentent de réglementer: afin d’éviter les décisions arbitraires. En effet, la métacommunication prônée n’est pas toujours suffisante. Que ce soit avec ou sans uniforme, les écoles décrètent ainsi une norme sociale dominante — fatalement excluante pour toutes les sensibilités minoritaires, hélas.
    • Les écoles (mais aussi les entreprises, les collectivités publiques, etc.) formalisent ainsi les usages en relation avec des contextes (boulot, plage, sport, etc.). En réalité, elles véhiculent des valeurs largement biaisées par des logiques commerciales, mais aussi des normes morales qui n’ont rien d’universel. L’exemple (hilarant!) du règlement interdisant… les casquettes pour les garçons est révélateur de ce phénomène. Autre exemple de dérapage: l’interdiction simultanée du burkini et du monokini à la plage, prescrivant aux femmes une tenue… «plus attractive»! Les prescriptions vestimentaires aux sportifs olympiques sont parfois aussi très déroutantes. Etc.
    • Le «respect des bonnes moeurs», évoqué par Luc Recordon dans son article du 15.9.21 sur ce forum et à ce propos, et l’injonction à se vêtir selon «ce qu’implique un contexte donné», ne risquent-t-ils pas d’être instrumentalisés par les industries de la mode et les publicitaires pour vendre de simples modes? De même, n’est-ce pas l’absence de tolérance à l’égard de la diversité vestimentaire, le sur-cadrage (laïc ou religieux) des consciences, et la stricte délimitation du «moralement acceptable» qui sont porteurs de violence, plutôt que telle ou telle manière de se (dé)vêtir? Et parfois, s’habiller «autrement» que selon l’usage dominant n’est-il pas aussi une forme de contestation, voire de désobéissance civile… tout à fait légitime et acceptable?!
    Faute de conclusion, je termine avec une anecdote:
    Le soir du vote sur l’interdiction de la burka, la présentatrice RTS1 annonça avec une certaine condescendance le triste résultat. La voyant juchée sur des talons aiguilles de quelque 20 cm, j’ai eu envie de rire de désespoir. Quel contraste, entre son discours sur l’abomination du voile islamique, et son auto-soumission à une torture vestimentaire typiquement occidentale et machiste!! Parfois, prendre un peu de recul ne ferait pas de mal…
    Le sujet est loin d’être épuisé bien sûr; mais n’épuisons pas le lecteur: je m’arrête là.
    Bien cordialement,
    Luc Vz

    1. D’accord avec tes propos, cher Luc. Je rappelle juste que chaque personne a sa propre perception de ce qui est violent et de ce qui ne l’est pas (avec des «éléments» assez unanimement partagés, c’est évident !). D’où notre conclusion, à mes amis et moi, que la seule porte de sortie non-violente est dans le dialogue au cas par cas.
      Tu écris que les écoles veulent réglementer pour éviter l’arbitraire. Certes… mais leur réglementation n’est-elle pas elle aussi arbitraire – un arbitraire collectif pour remplacer un arbitraire individuel – ?
      Demander à chaque prof de dialoguer avec les élèves dont la tenue l’incommode, ne serait-ce pas une meilleure leçon de civisme (pas seulement pour les élèves d’ailleurs !!) que la plupart des contenus habituels enseignés sous ce nom ?
      En amitié,
      Ph.B.

      1. Oui bien sûr, régler les conflits par le dialogue est toujours préférable! Et je ne suis nullement partisan des règlements vestimentaires scolaires dont il est question — ni de multiplication des règles en général. Simplement je constate, et comprends, que lorsque les conflits dérapent ou que leur médiatisation s’emballe, l’institution scolaire préfère se référer à un cadre collectif transparent, et discutable (aux sens propre et figuré je l’espère!), plutôt que de laisser chaque prof imposer sa loi…
        Amicalement,
        Luc Vz

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