Mourir quand on veut – et aidé à le faire ?

Jeudi 9 décembre 2021, le Tribunal Fédéral se penchait sur notre droit à recevoir de l’aide pour mourir, lorsque la vie ne fait plus sens…

Concrètement, le TF examinait un recours de mon cousin et ami Pierre Beck, ex-vice-président d’Exit Suisse Romande, contre un jugement du Tribunal cantonal genevois le condamnant à 120 jours-amende (avec sursis) pour avoir aidé à mourir une vieille dame qui avait, si l’on peut dire, le tort de vouloir mourir alors qu’elle n’avait ni « souffrances insupportables », ni maladie mortelle en phase plus ou moins terminale – conditions sine qua non pour qu’un médecin puisse donner le pentobarbital d’usage, permettant de mourir rapidement, dignement, sans douleur, sans « spectacle » traumatisant pour autrui.

Rappel des faits[1]

L’association Exit – en la personne de mon cousin, donc – avait accepté d’aider le mari de cette dame, lequel était effectivement en fin de vie, à mettre fin à ses jours. Mais l’épouse, âgée de 86 ans, exigeait d’être aidée elle aussi, les deux conjoints ayant de longue date décidé de mourir ensemble. Elle affirmait avec conviction refuser de survivre à son mari, et annonçait avec la même détermination que faute d’aide, elle savait déjà du haut de quel immeuble elle irait se jeter… Terrible perspective : On sait à quel point ce genre de chose peut être traumatisant pour toutes les personnes qui en voient le résultat…

Mon cousin se trouvait donc devant un grave dilemme :

– Soit il suivait la loi à la lettre et refusait son aide, en sachant quel épouvantable fin aurait certainement cette femme ; comment lui imposer ça ? Comment vivre avec ce souvenir ? Avec la certitude qu’il aurait pu éviter ça ??

– Soit il transgressait la loi et donnait le pentobarbital demandé, permettant aux deux époux de connaître la paisible fin de vie à laquelle ils aspiraient.

Il a fait ce dernier choix. A du coup été condamné, d’abord par ordonnance pénale du Ministère public, puis – sur son recours – par le Tribunal de police de Genève, enfin par la Chambre pénale d’appel et de révision. Et ce 9 décembre, c’était donc le recours devant le Tribunal Fédéral…

Une décision qui n’en est guère une…

Pendant trois heures, chacun des 5 juges fédéraux présents a lu – hélas souvent de manière totalement indistincte et incompréhensible – son analyse juridique de la situation. Leurs positions :

– Deux des juges (les deux romands, est-ce un hasard ?) relevaient que si la loi interdit d’aider à mourir hors des cas de figure précités – il y a d’autres critères encore, mais j’abrège –, par contre elle ne précise pas que le médecin qui passe outre soit condamnable. Et estimaient qu’au vu du flou législatif sur cet aspect, il fallait accepter le recours de Pierre Beck et casser le jugement genevois.

– Deux autres juges plaidaient pour rejeter le recours, estimant que mon cousin avait clairement « franchi une ligne rouge ».

– La 5e proposait d’accepter le recours mais de renvoyer la cause au Tribunal cantonal genevois pour qu’il ré-examine la cause, non plus sous l’angle d’une violation de la loi sur les produits thérapeutiques[2] mais sous celui d’une hypothétique violation de la loi sur les stupéfiants[3].

Vote cousu de fil blanc par conséquent : 3 juges contre 2 acceptent le recours, puis les perdants s’allient à ladite 5e juge et votent pour le renvoi au Tribunal cantonal genevois.

Lequel va sans doute devoir revenir au Ministère public pour modifier l’acte d’accusation, avant de pouvoir re-juger la cause sous ce nouvel angle…

Étrange décision qui au fond n’en est pas une, occasion ratée en tout cas d’obtenir enfin une jurisprudence claire sur ce sujet évidemment délicat… Dommage ! [4]

Être aidé à mourir : un droit ? une liberté ?

J’ai retenu de cette longue audience un distinguo assez subtil, apporté par le juge rapporteur : Selon lui, être aidé à mourir ne peut constituer un droit – qui obligerait l’État à fournir une telle aide – mais doit être reconnu comme une liberté de chacun – et donc ne pas être entravé. En effet, cela fait sens…

…Mais au-delà de cette subtilité, reste cette vraie question de société : A-t-on le droit, de nos jours, de décider qu’on a « fait le plein de jours », que la vie ne nous tente plus, et donc qu’on veut mourir ?  ?

On sait combien notre médecine moderne est aujourd’hui capable de prolonger interminablement une vie à peu près végétative. On est nombreux, que je sache, à craindre fort un tel « acharnement thérapeutique ». On reconnaît certes la noblesse et l’utilité de la médecine palliative … mais sans que celle-ci doive exclure une décision qu’on a assez vécu, que l’heure est venue de quitter ce monde, point barre.

Pourquoi faudrait-il absolument être horriblement malade ou souffrant pour avoir le droit de mettre fin à sa vie ?

Personne n’oblige qui que ce soit à mettre fin à ses jours. Les convictions personnelles hostiles au suicide sont respectables – et personne n’a l’intention de cesser de les respecter. Tout ce qu’on demande, c’est un respect égal pour la position philosophique et éthique inverse : le droit à mourir, et – reprenons ce distinguo – la liberté d’obtenir de l’aide pour y parvenir lorsque nature et médecine s’associent pour prolonger indûment cette vie dont on ne veut plus.

« Suicide »… Un terme trop ambigu

Réfléchissant beaucoup, ces jours, sur ce thème et cette affaire, j’en suis venu à penser que le débat sur cette question de société, cette question éminemment éthique avant d’être politique, est faussé par l’usage d’un terme fourre-tout : « suicide ».

Suicide, l’acte désespéré d’une personne affligée par un événement fortement traumatique – chagrin d’amour, perte d’emploi, débâcle financière, que sais-je – qui aurait sans doute été digéré quelques mois plus tard.

Suicide, l’acte pulsionnel d’une personne hautement dépressive, sous la pression d’une angoisse insupportable qui serait peut-être passée dix minutes plus tard.

Suicide, l’acte politique, ultime revendication d’une personne qui ne voit plus que cette manière de démontrer le caractère littéralement insupportable d’une situation – de Jan Palach à Prague en 1969 à Mohamed Bouazizi à Tunis en 2010 en passant par les immolations par le feu d’au moins 156 moines bouddhistes tibétains entre 2009 et 2011…

Suicide encore, le refus déterminé, serein, la plupart du temps expliqué aux proches, de poursuivre une vie qui apparait, tout bien réfléchi, pesé et re-pesé, comme dénuée de sens et de plaisir.

Il est certes absolument nécessaire de protéger les personnes affligées contre les deux premières formes de suicide ci-dessus. On parle là de crise existentielle, d’émotion qui emporte tout… La société a un clair devoir de protection, de sauvetage en tels cas.

Mais tant le suicide « personnel assumé » que le suicide politique doivent, à mes yeux, avoir droit de cité, être respectés comme des libertés individuelles inviolables.

Et aider quelqu’un à exercer cette liberté devrait dès lors être vu non seulement comme non répréhensible, mais comme louable. Oui, je le dis sans hésitation : Aider quelqu’un à mourir lorsque tel est son vœu le plus cher est parfois le plus beau cadeau – et le tout dernier ! – qu’on puisse lui faire !  Étant bien entendu que cette personne doit être capable de discernement et avoir mûri sa décision en connaissant les alternatives.

En vertu de quoi… J’espère que le Tribunal cantonal reconnaîtra cette fois l’innocence de mon cousin Pierre Beck au regard de la loi sur les stupéfiants ; et s’il n’a pas cette sagesse, j’escompte qu’un nouveau recours au Tribunal fédéral le blanchira, là, définitivement…

…En espérant que cette conclusion ne prenne pas encore dix ans pour arriver…

Morges, le 14.12.2021 / Philippe Beck

Ajout du 17.12 :

J’écrivais ci-dessus : « A-t-on la liberté, lorsque tel est le cas, d’obtenir l’aide d’une association telle qu’Exit – ou pourquoi pas de n’importe quel médecin, voire d’autres personnes – pour mettre fin à sa vie de façon douce et sereine ?»

Mentionner « d’autres personnes » était une erreur de ma part – ou, disons, une ouverture sans doute imprudente : En effet, comme le rappelle le Dr P.  De Grandi, ex-directeur médical du CHUV, dans un courrier au Bulletin des médecins suisses (BMS 2021;102(50):1687) : « Le Tribunal fédéral a d’ailleurs affirmé que l’obtention du pentobarbital nécessite dans tous les cas une ordonnance médicale (ATF 133 I 58). C’est pourquoi l’assistance au suicide est essentiellement un acte médical.»


[1]    Si vous les connaissez vous pouvez sans autre sauter au titre suivant.

[2]    LPTh, voir https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2001/422/fr

[3]    LStup, voir https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/1952/241_241_245/fr

[4]    On pourra consulter ici les échos donnés par la RTS (radio et TV) : https://www.rts.ch/info/suisse/12706935-geneve-doit-rejuger-le-medecin-dexit-pierre-beck-tranche-le-tribunal-federal.html

One thought on “Mourir quand on veut – et aidé à le faire ?

  1. Merci Philippe, pour cet article instructif et nuancé.

    Un souvenir d’enfance me revient: le père de la famille voisine s’était donné la mort, pour éviter de devoir assumer les conséquences de malversations financières dont on avait découvert qu’il était l’auteur. Famille catholique, funérailles dans l’église du quartier. A l’enfant que j’étais, on expliqua que le cercueil aurait dû rester sur le parvis, devant l’église où se déroulaient les funérailles: c’était alors la règle pour les suicidés… et les divorcés. Mais qu’en l’occurrence le curé avait dérogé à la consigne, épargnant cette honte à la famille, parce que de son vivant, le défunt s’était montré fort généreux avec sa paroisse. J’en suis resté longtemps perplexe, de savoir qu’une religion croyait devoir ainsi stigmatiser la famille d’un suicidé, et simultanément que s’en prémunir pouvait se monnayer!

    Bien d’accord avec toi, Philippe: la liberté de se donner la mort est un droit inaliénable; dès lors, assister qui fait ce choix, mais n’est pas en mesure d’y parvenir seul dans des conditions humainement acceptables, est non seulement louable, mais peut même être perçu comme un devoir. De quelque nature qu’elles soient, les souffrances extrêmes sont intolérables, et les laisser perdurer serait d’une violence inacceptable. Et au fond, qui d’autre que le patient lui-même peut-il affirmer qu’une souffrance est «supportable», ou «insupportable»?

    Quant à l’ambiguïté, à la polysémie du mot «suicide», là aussi bien d’accord: notre vocabulaire est bien pauvre en la matière, pour distinguer la pulsion passagère, le choix philosophique ou politique, ou encore la volonté éclairée de mettre un terme à des souffrances que les soins palliatifs ne parviennent pas à juguler. La grande difficulté réside dans l’analyse de chaque cas particulier: le choix est-il libre, conscient, durable, «justifiable», «objectivable»? Ou résulte-t-il d’un état de crise temporaire, d’une pathologie susceptible d’être soulagée autrement que par la mort? Par ailleurs, hormis les cas d’intenses souffrances physiques ou psychiques, chroniques et médicalement attestées, comment traiter les situations relevant de l’interdépendance au sein d’un couple?

    Un couple de retraités que je connaissais bien a fait le choix d’un départ conjoint, récemment, en Suisse romande. Atteint physiquement, le mari dépendait fortement de sa femme pour la vie quotidienne en appartement. Atteinte psychiquement, l’épouse ne pouvait quant à elle plus fonctionner sans la présence constante et les indications de son mari. Lorsque l’un des deux devait faire un bref séjour hospitalier, l’autre devait donc toujours être hospitalisé en même temps. Avec le précieux appui d’Exit, en présence aussi de leur médecin personnel, et de l’ami notaire en qui ils plaçaient leur confiance, ils sont partis ensemble, dans leur lit conjugal, sereins, entourés de leurs plus proches. Leur refuser cette aide, pour un départ dans de bonnes conditions, aurait été d’une infinie cruauté.

    Puissent les autorités judiciaires s’inspirer de ce genre de situations, pour accorder leur confiance aux individus et aux médecins compétents, aptes à vérifier que le choix du «suicide» est un choix éclairé. Assister qui a choisi librement de mettre un terme aux souffrances que lui impose son existence est preuve d’empathie, de bienveillance, d’humanité, de solidarité et de respect d’autrui. C’est un acte pétri de non-violence!

    Bien amicalement,
    Luc

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